En septembre 1785, les Toulousains vivent un spectacle insolite: la procession dans les rues d’anciens esclaves des Algérois habillés en marins, la barbe longue, des chaînes en papier symbolisant leur assujettissement récent. Rachetés et ramenés à Marseille, ils sont sous l’escorte des frères de l’ordre rédempteur Notre-Dame de la Merci. Parmi eux, un homme qui se dit toulousain, absent depuis plus de 40 ans, Arnaud Lamaure. Il retrouve aussi bien sa ville que son patrimoine, laissé par ses parents décédés. Mais l’héritage est entre les mains de plusieurs personnes et institutions désignées par le testament de sa mère en 1773. L’ancien esclave se lance dans un marathon judiciaire pour être reconnu comme Arnaud Lamaure, héritier légitime.
Le document présenté ici est imprimé en 1786, alors que la procédure débute devant la sénéchaussée de Toulouse. C’est le premier d’une longue série de factums (mémoires judiciaires). Il est suivi d’au moins 17 autres, rédigés par les deux parties en cause. Des jugements contradictoires se succèdent devant plusieurs tribunaux à Toulouse et dans le Gers pour se terminer enfin, en 1822, devant la cour d’appel de Toulouse, qui ne reconnaît pas l’ancien prisonnier comme le véritable Arnaud Lamaure. L’ancien esclave était alors mort depuis longtemps et c’est l’enfant qu’il avait reconnue avant de mourir qui poursuivait sa cause. Elle n’hérita donc pas du patrimoine Lamaure.
Ce premier écrit, sans doute le plus romanesque de tous, emprunte ses codes aux récits d’aventure comme Les aventures de Robinson Crusoé de Daniel Defoe, alors bien connues en France. Le texte est signé « Bonnesserre procureur », qui se dit dans l’avant-propos « uniquement guidé par un sentiment patriotique » (selon l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie française, le patriote est « Celui, celle qui aime sa patrie, & qui cherche à lui être utile »). Il est pourtant rédigé principalement à la première personne.
Les pages qui suivent sont un récit autobiographique. Dans la veine d’un Rousseau des Confessions, le narrateur raconte les turpitudes du jeune
Toulouse, Bésian, libraire, Baour, imprimeur, 1786.
In-4°. Resp Pf pl A 68-2.
Instruction contenant la vie et les voyages d’Arnaud Lamaure, présenté par Jack Thomas.
Jack Thomas est professeur honoraire à l’Université Toulouse Jean-Jaurès ; il a étudié un corpus causes célèbres toulousaines de la fin du 18 siècle.
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Lamaure. Son père désespèrait tellement de lui qu’il l’aurait emmené à Bordeaux enchaîné, pour l’expédier aux Amériques sous un faux nom (François Dastugue) avec l’ordre de ne jamais revenir. Après des années d’errance, il est capturé à son retour en Europe par les Barbaresques et passe une dizaine d’années à Alger comme esclave. L’évocation très stéréotypée de sa captivité cherche à émouvoir le lecteur. Son rachat marque le début d’une rédemption. Il confesse alors sa fausse identité et souhaite retrouver la vraie.
Dans une deuxième partie, « Réflexions », il donne une série d’arguments pour justifier son identité. Il veut que le sénéchal l’autorise à en faire la preuve. Cinq grandes affaires d’identité sont citées en appui de cette demande, dont la plus connue est celle de Martin Guerre. À chaque fois, les tribunaux ont accepté que le prétendant présente des témoignages.
Le narrateur réfute ensuite point par point toutes les critiques avancées par ses adversaires dans la troisième partie, « Résumption » (résumé). Le mémoire se termine par les trois auditions de l’ancien esclave faites à la requête de ses trois adversaires souhaitant le mettre en difficulté. Cette insertion, assez surprenante dans un mémoire rédigé pour sa défense, a peut-être pour but de donner à lire aux Toulousains un récit qui pourra susciter des témoignages en sa faveur si la Cour le décide.
Les nombreux mémoires qui vont suivre se trouvent pour partie dans le fonds Pifteau et à la bibliothèque municipale de Toulouse ou aux Archives départementales de la Haute-Garonne.